Nouvelles économies de l'information et des médias, de la PQR à Substack.
Point de vue sur les transformations de la presse et du journalisme induites par le numérique. [ZettelKasten N°2]
Ces derniers mois, le nom de Substack m'apparaît de manière extrêmement régulière. Il ne se passe pas une semaine durant sans que l'entreprise américaine soit citée dans les médias que j’apprécie. Fournissant une plateforme de newsletter, elle s'est vendue aux créateurs avec la promesse d'être le moyen le plus pérenne pour diffuser numériquement son contenu et en récolter les fruits. Substack est l'étendard de ce que les anglo-saxons nomment la "creator economy". Le changement de paradigme qu'apporte avec elle cette nouvelle ruée vers l'or se mesure à l'aune de la désagrégation des modèles d'affaires qui ont façonné la presse et les médias traditionnels. L'écriture de cet article a été motivée par l'envie personnelle de comprendre comment les modèles d'affaires des canaux d'informations traditionnels ont été modifiés au cours des dix dernières années et comment cela à permis l'émergence de nouveaux acteurs qui tendent à façonner un nouvel écosystème médiatique.
L'atelier de Joost Amman en 1568.
(Cet article s'intéresse particulièrement à la question de l'information et de la presse et ne s'étend pas aux champs de la création de contenus liés à l'image comme la télévision, ou les univers liés au jeu vidéo, cela fera probablement l'objet d'un prochain article)
Pour enrichir le contenu de cet article j'ai mené trois discussions avec des personnes qui gravitent autour du thème du journalisme et de l'écriture. Ces trois experts sont : Lola Cros, la fondatrice de Finta! ; Yoann Lopez, le fondateur de Snowball et Valentin Decker le fondateur de Sauce Writing. Je tiens tous les trois à les remercier pour le temps qu'ils m'ont accordé.
De l’hebdomadaire papier aux pure-players, évolution des modèles d'affaire de la presse.
Internet nouvelle génération: une nouvelle bataille.
Au tournant des années 2000, une expression voit le jour pour décrire l'émergence des architectures supportant la participation sur internet : le WEB 2.0. Avec elle les plateformes et les sites participatifs voient le jour renforçant l'attractivité de la toile. La démocratisation de ce "nouvel internet" est corrélée à l'adoption massive dans les foyers, d'ordinateurs personnels : le nombre d'usagers croît de manière exponentielle. De nouvelles habitudes d'usage et de consommation s'ancrant dans nos quotidiens. Elles sont portées par des acteurs privés et par les nouveaux services qu'ils délivrent aux internautes en un temps record. La vitesse est peut-être la notion la plus bouleversée par Internet. L'information circule plus vite, avec moins d’intermédiaires (de pair à pair) redéfinissant les standards qui régissent les canaux de distribution de l'information depuis plusieurs siècles (1 émetteur pour X receveurs : une audience). Pourtant, les médias traditionnels ne vont pas se saisir de "l’opportunité" qui se présente à eux tout de suite, comme le décrivent Inna Lyubareva et Fabrice Rochelandet dans leur étude Evolution of the Business Models in Creative Industries: A Study of the French Online Press (p. 123-157) :
Durant cette période,[N.D.L.R; de 2004 à 2014] de nombreux événements et de multiples transformations ont fait évoluer les stratégies d’affaires des acteurs les faisant évoluer progressivement de la presse écrite à l’information en ligne (Rebillard, 2012). Outre la création de nouveaux services et de fonctionnalités inédites suite à l’apparition des outils du Web 2.0 à partir de 2004, on peut mentionner l’entrée sur le marché de l’information des pure players autour de 2007-2008 ; les effets négatifs de la crise de 2008 sur la profitabilité des journaux et magazines (notamment à travers le tassement des revenus publicitaires en provenance des annonceurs) ; la réforme en 2009 de la loi française sur le statut d’éditeur d’informations ; et finalement l’utilisation massive de terminaux mobiles comme les smartphones et les tablettes pour accéder à l’information.
Le passage au numérique ne se fait pas dans la douceur pour tous. À partir de 2004, les médias entrent dans une phase d'exploration périlleuse. Dès 2010, sous l'injonction de renouer avec un lectorat évaporé (et des annonceurs en situation de vache maigre), ils s'essayent à des solutions variées. Ils ouvrent des comptes sur les réseaux sociaux, créent des sites internet, des flux RSS, des newsletters, des plateformes de lecteurs proposant une diversité de formats et faisant cohabiter différents modèles économiques pour une même source d'information. De ce fait ils multiplient les points de confrontation avec d'autres modèles d'affaire en lignes (Blog, Réseaux sociaux, Pure Players, Flux RSS, Podcasts). Comme quoi, la captation du "temps de cerveau disponible" était déjà un enjeu de premier plan dès les années 2000 bien avant que Tristan Harris, ex-directeur du design éthique de Google (oxymores?), et les autres n'en fassent un business.
L'exemple de la PQR, antichambre des mutations nationales
Pour comprendre plus finement l'impact réel de ces nouvelles habitudes de consommation de l'information sur une rédaction, je me suis intéressé à un échelon plus local, et manifestement plus fragile : La presse quotidienne régionale (PQR). Mise en danger par l’émergence de jeunes concurrents féroces, elle s'est jetée à corps perdu dans une transformation de son offre. Contrairement aux grands médias nationaux — protégés par un lectorat paynt large (abonnés) et des ventes en kiosques préservées grâce à un auditoire majoritairement métropolitain ayant facilement accès à des lieux de vente de presse — la presse des villes moyennes et des campagnes à vu ses recettes chuter drastiquement. Pour construire ce passage de l'article je me suis entretenu avec Lola Cros. Elle connaît bien la PQR pour y avoir travaillé pendant plus de huit ans. Dans l'interview qu'elle m'a accordée, elle détaille la machine infernale qui à conduit la PQR à voir ses recettes s'étioler et son contenu s’appauvrir. Cédant aux sirènes des réseaux sociaux sous le poids d'une injonction sociale à la modernité (qu'en vérité personne n'a véritablement exprimée, hormis quelques politiques douteux), la PQR a ouvert des comptes Facebook, créé des sites internet d'information, des applications et tout ce qu'il était possible d'ouvrir comme voies pour rester au contact de ses lecteurs. Dans la création de son réseau de distribution tentaculaire elle s'est vite retrouvée à jouer avec des acteurs n'ayant pas les mêmes règles qu'elle. Sur Facebook, les news arrivent à la minute, de toutes sources, en flux ininterrompu. Au lieu de déclarer un salutaire abandon dans la course à l'information, la PQR s'est entêtée à continuer à fournir de la news tiède à ses lecteurs : pas assez rapide pour concurrencer les Pure Players et médias des plateformes et pas assez profonde pour se démarquer de ce même contenu. Ne trouvant plus vraiment d'intérêt à suivre ces news tièdes, les lecteurs ont déserté la PQR, lui préférant un souvenir de presse du dimanche où l'on croise entre les pages son cousin ou ses amis. Seuls sont restés les petits vieux et vieilles, éternels fidèles, pour qui changer n'aurait plus de sens dans ce mariage presque centenaire. Mais ce lectorat n'est pas éternel. Les annonceurs comprenant vite que le retour sur investissements de leur publicité n'est plus aussi bon qu'au temps où chaque foyer recevait le canard du coin. Ils se mirent à déserter petit à petit, préférant Facebook Ads aux dernières de couverture. Dans cette spirale sournoise, ceux qui en subirent les effets les plus directs furent les journalistes eux-mêmes. Obligés de faire du multitâche pour un multimédia qu'ils n'avaient pas vraiment souhaité. Ils se sont vus raccourcir les délais dédiés à la préparation des sujets au profit d'un temps de mise au format plus grand. Les rédactions modestes n'ont pas toutes les moyens ni la structure pour accueillir des personnes chargées de s'occuper des réseaux sociaux. Lassés de voir leur métier dévoyé certains ont fait le choix de quitter les bureaux de la PQR (et des médias nationaux) pour se lancer dans d'autres aventures. D'autres ont même changé de métier.
En véritable laboratoire des mutations qui sont advenues à la presse européenne de manière globale, la PQR et ses transformations permettent de comprendre l'état dans lequel se trouve aujourd’hui l'univers médiatique. Créer un grand média de nos jours semble moins facile qu'il y a trente ans. La pluralité des expressions qui doivent être adoptées par ce dernier est proportionnelle au nombre de canaux sur lesquels le média se trouve. L'adaptation de ton, de format et de rythme n'en est que plus grande. Pourtant, il me semble aussi qu'il n'a jamais été aussi simple de publier ses idées. L'autonomie et l'aisance des créateurs indépendants tranche avec la lourdeur nécessaire des structures médiatiques viables.
Autonomisation et outillage des créateurs de contenu. Rockstarisation, mise en plateformes (UGC) et situation précaire des créateurs.
Le retour en grâce d'un format oublié
Quelques années auparavant, la newsletter, tombée en état de désuétude, prenait le statut de format dinosaure bon qu'à envoyer des offres promotionnelles jamais lues. Elle s’était fait voler la vedette par toute sorte d'applications d'information et par les réseaux sociaux. Même dans le champ professionnel son usage a décliné face aux outils de messagerie instantanés (WhatsApp et Slack en tête). Mais il ne faut pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué. Face à l'afflux de messages de tout bord demandant une attention — et souvent une réponse instantanée — l'e-mail s'est fait de nouveau une place au soleil : il est redevenu un format d'un temps plus long et le symbole d'une communication asynchrone dont on peut choisir la temporalité. Les applications de mail on subit des liftings, et de nouvelles interfaces usagers plus sobres et plus centrées sur le confort sont apparues en pole position des classements du site ProductHunt. C'est plus ou moins à ce moment-là, il y a deux ans peut-être (cette observation est basée sur mon ressenti personnel) que des newsletters toutes fraîches sont apparues peuplant à nouveau les boîtes mails à l'honneur redoré. Vous vous dites que je suis parti dans un autre métaverse (cf. ZettleKasten n°1) et qu'on se moque de la côte de popularité de l'e-mail ? En fait pas vraiment, et pour plusieurs raisons : l'arrivée de nouvelles newsletters de qualité est le signe d'un regain d’intérêt pour des formats longs dédiés à des sujets précis ; et si ces newsletters écrites généralement par des personnes seules sont aussi qualitatives dans leur forme c'est que se cache derrière elles un écosystème de produits rendant autonomes des indépendants sur toute la chaîne de création de ce produit.
Une nouvelle boîte à outils
Cette mise en capacité nouvelle est due à l'émergence de solutions logicielles (SaaS) qui sont venues calquer les maillons qui composent la chaîne de production classique d'un média. Elles offrent aux indépendants ce que seuls des "gros" ou des personnes très à l'aise avec l'informatique pouvaient s'offrir auparavant. Nous parlons là de choses concrètes comme un hébergement, un outil de diffusion, de l’iconographie, un support de gestion des d’abonnements, etc. Cet outillage du processus de création de valeur peut être illustré par Substack. Le service amène à ses usagers les fonctions suivantes : un éditeur de texte + un site dédié (archive) + un outil de gestion des abonnements + un outil statistique pour mesurer son audience. Même si le principe du service n'est pas neuf, sa démocratisation, elle, fait bouger le milieu de la presse.
Si ce paquet de nouveaux outils permet la création et la gestion de contenu de manière solitaire, d'autres acteurs du milieu se sont vite aperçus que la valeur pouvait aussi venir de la communauté. Plus les sujets et les écrits sont de niches plus les communautés semblent s'engager. Le phénomène est d'autant plus grand lorsqu'il concerne une audience organisée autour d'une personne. Afin de consolider ces communautés, des outils comme Discord ou Patreon ont vu le jour : L'un pour outiller les discussions autour du jeu vidéo et créer des canaux de discussions variés ; L'autre pour soutenir grâce à des contributions financières les créateurs de son choix, parfois en échange de contreparties. Au final, de nombreuses pratiques liées à l'économie du jeu vidéo ont émergées dans d'autres sphères trouvant peu à peu de nouveaux usages périphériques.
Dangers et potentiel de la boîte à outils.
Avec cette caisse à outils nouvellement constituée, le coût matériel et l'investissement nécessaire à la mise en place d'une pratique de création chute drastiquement. Cela a pour incidence de voir croître le nombre de personnes s'essayant à l'exercice de l'écriture d'une newsletter ou de podcast. Comme toute nouvelle pratique (ou technologie) elle n'arrive pas sans écueils. Pour apporter plus de clarté à cet article je vais lister ces derniers et je les détaillerais un par un par la suite :
Le devenir solitaire de journalistes et la fragmentation des rédactions : frein à la mise en commun des savoirs.
La "rockstarisation" de certains auteurs et la similitude avec le monde des freelances où "les meilleurs prennent tout".
La participation au mouvement social de "marque personnelle" ou personal branding.
L'impossible extension du portefeuille des lecteurs dans un monde où l'abonnement est roi.
Le travail de plateforme (User Generated Content) ou comment enrichir une plateforme grâce à votre travail.
Bien que chaque élément listé plus haut ait son pendant bénéfique, ces ornières qui jalonnent les sentiers de la creator economy (c'est pour le côté start-up de l'article) concourent au risque de précarisation de la profession de journaliste. En premier lieu, on peut regretter l'isolement de ces nouveaux solo-journalistes. Bien qu'étant inclus dans un écosystème culturel et professionnel riche et entouré de médias en tous genres, ils ne participent plus au travail d'éditorialisation et de débat au sein d'un collectif. Les savoirs, mêmes s'ils sont partagés, me semblent aujourd'hui être des points de vue de personnes seules. Je ne remets pas en question le rôle de pont que peuvent jouer les experts entre un milieu et des lecteurs quand le média est mené comme un side project. Et si les journalistes partent chacun en solitaire dans la course, les lecteurs ne pouvant pas suivre tous leurs jockeys préférés se doivent de faire un choix. J'ai tendance à croire que la sélection naturelle s'opère ici — pour le meilleur et pour le pire — que nous choisissions les contenus qui nous semblent être les plus qualitatifs et les plus justes en considération du ratio prix/quantité/qualité. Cela profite généralement à des créateurs ayant déjà une certaine audience tirée d'une position avantageuse : un passif d'expert dans un domaine (a16z pour Andreesen Horowitz et ses équipes par exemple) ou encore une crédibilité construite dans les colonnes d'un grand journal. L'effet boule de neige s’enclenche pour plusieurs raisons il me semble :
Leur notoriété, normal.
La possibilité pour le futur lecteur d'apprécier un certain volume de contenu déjà produit.
La structuration d'une offre multimodale avec du contenu pour tous et une tarification échelonnée.
Un effet social, et une certaine FOMO (fear of missing out)
Cette exposition favorable de certains créateurs en éclipse de plus petits de manière semblable à l'économie de marché que l'on observe avec le free-lance dans certains métiers (être sur la page 15 de la section "graphistes" sur malt doit être un peu complexe). Et puis, comme je vous le disais plus haut, il faut pouvoir se permettre de miser sur plusieurs jockeys à la fois. Je n'ai pas trouvé ces chiffres sur internet, mais il me semble difficile de pouvoir être abonné à plus de 5 newsletters par mois en plus d'autres services. Trop cher, trop de contenu. Quand on considère qu'un abonnement au Monde coûte à peu près 20€ chaque mois, 30€ pour Libération, il me semble difficile de pouvoir égaler une telle quantité/qualité de contenu en additionnant des newsletters sans voir le coût de tout cela exploser. Comme dans le jeu vidéo, il semblerait qu'une somme de paiements plus faible soit bien plus bénéfiques pour les éditeurs, là est un peu l'hypocrisie de la creator economy (on peut rétorquer que cela fait aux lecteurs la pédagogie douce de la valeur véritable de la presse) : voir cet article de Ben Thompson. Et puis, il y a un phénomène dont nous devons aussi parler — et duquel je ne suis pas exclu — qui est celui du personal branding (traduire par : travail de sa marque personnelle). Le travail, objet bien moins figé et linéaire qu'il pût l’être par le passé, incite toujours plus à la mobilité professionnelle et à la prolifération de projets. Tout cela a pour but de maintenir une employabilité forte et de rester "attractif" sur un marché du travail ou la visibilité des candidats prévaut parfois sur leurs compétences. Si vous êtes familiers de LinkedIn, vous savez de quoi je parle. Le mouvement de la creator economy a ce côté insidieux d'être parfois associé à une manoeuvre de mise en lumière personnelle. Polir l'image par le texte pour briller.
Malgré cette liste — longue mais pas exhaustive de défauts — je suis convaincu que l'on peut voir émerger de très bonnes choses : du contenu écrit par des personnes n'ayant pas d'espaces dans les médias traditionnels, des reconversions heureuses, un espace de création libre, un contrôle moins fort exercé par les grands groupes et ceux qui les détiennent, une nouvelle source de revenus additionnels pour des journalistes que la pige ne nourrit plus. La mouvance générale que je viens de vous décrire amène à imaginer de nouveaux modèles pour la création journalistique et médiatique, pour les indépendants comme pour la PQR et les grands médias : c'est ce que nous allons essayer d'explorer dans la section qui suit.
"Bundle Unbundle" et nouveaux modèles
Je t'aime moi non plus : cycles de Bundle/Unbundle.
Le pure player est déjà une vieille idée, au moins tout aussi vieille qu'internet. Depuis 2010, sous diverses formes, ils ont pris le contrôle d'une information courte en ligne (hormis quelques exceptions comme Médiapart) : frappante, éphémère. Pour essayer de les suivre les grands journaux ont créé les leurs ou ont racheté ceux déjà existant ainsi que leur lectorat. La concurrence féroce des réseaux sociaux n'aidant pas, les grands journaux se sont rassemblés au sein de groupes plus larges encore sous la houlette de grands financiers et de familles richissimes. C'est pour moi un des premiers cycles de "Bundle", littéralement de mise en paquet des années 2000→2010. Pour aller plus loin je vous recommande cet article de Ben Thompson qui traite de ce phénomène : The Great Unbundling. Au même moment en coulisse se jouait une autre bataille, celle des blogs. Ces espaces pratiques permettaient aux premiers web-journalistes de s'exprimer. Voyant l'audience de certains de ces blogs grandir, les grands médias les ont invités à rejoindre leurs rangs. Toujours dans cette même idée d'offrir plus dans leur abonnement. Puis de nouveaux usages se sont ancrés dans la société et de nouveaux acteurs du divertissement sont apparus, Netflix, Youtube, Snapchat, Instagram et les autres. Tous se sont mis à grignoter des parts du gâteau de notre attention journalière. La presse a voulu rester à flots et tout le monde a plongé dans l'infobésité : une multiplication des points de contacts pour agripper le lecteur sans travail du fond. C'est à ce moment que les premiers signaux d'un mouvement d’unbundle apparaissent. Au croisement des lassitudes des lecteurs et des journalistes s'organise une riposte. À mesure que ces derniers quittent les grands médias, ils se mettent à trouver sur d'autres canaux de l'information qui colle mieux à leurs attentes : écrite sur des sujets choisis, avec un véritable rapport à la temporalité et à la forme du support. Le panel qui compose nos champs informatifs aujourd'hui est extrêmement pluriel. Il est composé à part variable selon chacun, de :
un organe de presse rapide (ex: l'app de franceInfo et son fil d'actu en temps réel)
de PurePlayers spécialisés (ex: Le canard enchaîné ou Decrypt)
d'un fil twitter ou facebook avec leurs PlateformPlayers (ex : Brut) ou leader d'information.
de médias de cœur dans des formes variées (Le monde ou Libé) souvent historique ou familiaux.
de Newsletters classiques et générales (ex: l'actu de la semaine des eco, TTSO)
de Newsletters spécifiques (ex: Snowball de Yohan Lopez ou Magma)
Dans cet inventaire les plateformes sociales participent d'autant à l'agrégation de contenu des divers champs qu'à la consultation des Plateform Players (ex: Brut ou Discover sur Snapchat).
La multitude des chemins que peut emprunter l'information — et la promesse de facilité des nouveaux outils de production — a augmenté l'effet d'Unbundle à tel point que l'infobésité est revenue par la petite porte. Devant l'offre pléthorique que l'on peut trouver sur Médium, Substack, linkedIn, les diverses applications de podcast et j'en passe, comment ne pas se sentir noyé ? La réponse que le marché apporte à cette question est un nouveau mouvement de Bundle. Les newsletters s'agrègent et les créateurs se groupent à nouveau comme chez Protocol ou chez Every. Ces nouveaux collectifs de média se structurent autour de sujets communs et tendent à reprendre le chemin d'une constitution en rédaction. Il est drôle de voir que la presse subit exactement les mêmes mouvements qu'a pu subir le marché du travail avec l'émergence des free-lances. À quand le prochain mouvement d'Unbundle : sera-t-il amené par l'usage des cryptos et de la DAO ou bien encore par les Caas (Curation as a Software) ? La curation devient un enjeu de plus en grand pour les plateformes. Elles sont un modèle ouvert où tout le monde peut publier. Savoir dénicher et dégager de la valeur dans la masse est aujourd'hui une tâche qui me semble tout aussi génératrice de valeur que de créer directement du contenu. L'acte de choix et d'ordination est un acte fort, autant que dans un musée. J'ai hâte de découvrir qui seront les prochaines curatrices et curateurs de demain.
Bataille de propriété, NFT et cryptowritting.
Dans ce mouvement de Bundle je ne suis pas étonné de voir la bataille féroce que se livrent les plateformes pour obtenir le privilège d’accueillir les créateurs les plus populaires (lucratifs). La concurrence sur ce marché pourrait bien croître encore avec l'arrivée des GAFAM. Substack en vient même à proposer un service dénommé "Pro". En quelques mots, ce service revient à payer des journalistes pour rendre exclusive leur production sur Substack. En échange d'une sécurité financière, le service leur demande de produire une certaine quantité de contenu. On peut voir dans ce mouvement une stratégie triple de la part de Substack : Assurer une diversité de contenu sur sa plateforme, infiltrer des communautés (ou des zones géographiques) où l'usage de Substack n'est pas encore très rependu et se positionner comme mécène bienveillant des auteurs. Si le contenu produit par l'usager est l'or des plateformes de publication, alors il faut attirer les individus les plus talentueux. Tout est bon pour cela : un service et un produit bien conçu, une notoriété chez les lecteurs, un modèle de coûts avantageux pour les créateurs etc. L'argent est par ailleurs un facteur décisif pour les créateurs. Substack a amené un vent de liberté pour des journalistes venant de grands médias, leur permettent une autonomie relative. Puis les gros de la plateforme, ceux qui possèdent des milliers de lecteurs ont commencé à se sentir lésés par Substack et sa commission trop élevée et ses pratiques un peu douteuses. Un mouvement de migration vers Ghost s'est opéré à la faveur d'une politique tarifaire très agressive. Je trouve intéressant cette tendance d'évasion des plateformes. Ce mouvement semble encore marginal, mais j'ai l'impression que l'envie de s'approprier à nouveau ses propres productions et leurs profits revient. Dernièrement, les NFT ont remis au centre de l'échiquier le concept de propriété numérique. Même s'ils apparaissent totalement gadgets à mon sens pour certains usages, ils pourraient être une vraie avancée dans le monde du journalisme indépendant. Il y a deux ans bientôt, avec un groupe d’élèves de Sciences.Po Paris et Victor Ecrement un ami étudiant lui aussi à l'ENSCI nous avions imaginé, dans le cadre d'un projet de design des politiques publiques (encadré par OùSontLesDragons) visant à réduire l'impact carbone de la publicité, une régie publicitaire d'un nouveau genre. L'idée était la suivant : chaque publicité se voit taxée d'une redevance en fonction de l'impact du produit qu'elle promeut sur l’environnement. Cette redevance sert directement à la création indépendante (livre, film, journalisme, etc..) afin de l'aider à se passer de publicité. Avec l'arrivée des NFT et des tokens en tous genres, nous pourrions reformuler cette proposition de la manière suivante. La taxe est préservée, toujours corrélé à l'impact carbone du produit vendu, mais au lieu d'aller dans les caisses de la régie, le montant est redistribué aux lecteurs. Ces derniers reçoivent le paiement de manière automatique sur un portefeuille de cryptomonnaies. Ils peuvent par la suite choisir de le distribuer à nouveau à des créateurs qu'ils apprécient.
C'est d'ailleurs l'idée que le navigateur Brave a mit en place depuis quelques années maintenant en utilisant un token spécifique à cet usage : le BAT pour Basic Atention Token (Jetons d'Attention Basique). Un service comme celui-ci pourrait faire l'objet d'une politique publique dédiée, favorisant la publication et la consommation de contenu par tous. Je vous recommande par ailleurs pour creuser le sujet la lecture de cet article : Brave et le BAT par Etienne Andrieu ou encore ce très bon article de Li Jin et Lila Shroff sur le concept de revenus créatif universel. Bien que de prime abord ce système soit alléchant, il connaît aujourd’hui une limite qui l’empêche de devenir un modèle d'affaire dominant dans le monde des médias : sa taille. On peut prendre l'exemple de Mirror.xyz pour illustrer cela. Mirror est une plateforme qui se donne "pour mission par le biais d'un réseau basé sur la blockchain, décentralisé et détenus par ses usagers, [...] de révolutionner la manière avec laquelle nous nous exprimons, nous partageons et nous monétisons nos idées". Aujourd’hui Mirror est intéressant notamment pour l’énergie que ses membres déploient dans la sélection des auteurices qui seront admis dans la communauté et dans l'écriture des articles. Ce processus de validation par les pairs à pour mérite de tirer vers le haut la qualité globale du contenu de la plateforme (bien qu'on y parle beaucoup trop de Web3). En revanche, la taille de Mirror ne permet pas aujourd'hui à une personne y publiant ses articles d'en vivre. Si le modèle se généralise cela pourrait devenir extrêmement intéressant. Une autre particularité de Mirror (et des NFT au général) est de pouvoir rétribuer plusieurs personnes de manière automatique. Imaginons que cet article est été écrit de manière collaborative (2 auteurs / 1 correcteur) et face l'objet d'une publication sur Mirror. Les revenus engendrés par ce dernier pourraient alors être partagé comme suivant : 45% pour moi / 45 % pour l'autre personnes ayant participé à la rédaction et 10% pour rémunérer le travail de correction.
Le dernier feu rouge de cet article est une mise en garde sur le potentiel de précarisation de la profession de journaliste que peuvent engendrer ces solutions. Dans une économie du Web3, ou prévalent souvent les micros-économies je crois que nous devons plus que jamais élever les métiers de l'information à une place plus importante pour en distinguer la pratique professionnelle de la pratique amateur. Je ne parle pas tant de revenus que de statut et de la notion de confiance ("trust") qu'il engage. Dans une aire où la Fake News est légion, nous avons plus que jamais besoin balises de l'information auxquelles se fier les yeux presque fermés.
Mélanger les modèles pour de nouveaux médias.
Après avoir abordé de nouveaux modèles décentralisés pour les économies de la création en ligne, revenons à un échelon beaucoup plus proche de nous : la PQR. Comment peut-elle se transformer à l'aube de ces nouvelles technologies et de ces nouvelles pratiques. De ma discussion avec Lola je retiens surtout que ce qui compte dans la PQR aujourd’hui est plus que jamais le triptyque fond/forme/tempo. Loin d'une presse de proximité devenue distante car fourre-tout, nos médias de régions doivent se construire une nouvelle proximité. Je suis convaincu que nous pouvons dessiner des modèles très locaux qui participent d'un grand ensemble de presse rurale. Un sujet du fin fond de d’Aveyron, pourvu qu'il ouvre sur des sujets plus globaux, intéressera sûrement un habitant de la Mayenne ou du Finistère. Ce modèle à même déjà fait ses preuves aux Etats Unis (dans un contexte de marché tout à fait autre) où un média à réussi a trouver sa place sur l’échiquier national des Pure Players d'informations : The Athletic.
Le modèle de The Athletic, le central décentralisé.
Ce journal spécialisé dans le sport offre à ses abonnés une couverture riche sur l'actualité sportive locale. La croissance de ce dernier est bluffante. Ils couvrent aujourd'hui la plus-part des villes (grandes et moyennes) des Etats Unis et s'ouvrent à des championnats étrangers et le nombre de leurs lecteurs ne cesse de croître. Ce même lectorat semble apprécier le contenu qu'il y trouve car plus 80% des abonnées le restent après la première année d’accès au contenu et 95% de ces derniers sont toujours présents à l'année 3 (source). Parmi le lectorat, 90% des lecteurs sont actifs sur le site chaque semaine à minima. Pour comprendre ces chiffres il me semble judicieux d’analyser le parcours de The Athletic par le prisme de l'équation : fond/forme/tempo. Pour trouver la solution à cette équation, il faut se concentrer sur ce que veulent les lecteurs. Sans surprise les hypothétiques lecteurs sont des fans de sport et The Athletic a bien compris que tous les coins des Etats Unis en regorgent. Entre le NHL, NFL, NBA et toutes les autres ligues, le marché est titanesque. C'est grâce à eux que le média va se construire une base d'abonnés fidèles. Plutôt que de s'essayer à la production d'un contenu qui s'adresserait à l'ensemble du territoire, et rentrerait en conflit avec l'infobésité générale, la jeune entreprise à fait le choix de devenir très spécifique. Sa stratégie est alors devenue : un contenu local par un grand nom de la presse locale pour une communauté de fans de sports très engagés "dingues" de leur équipe locale : local/local/local. Cette stratégie garantie à The Athletic d'avoir des abonnés fidèles car la promesse est élevée envers les lecteurs. Si les attentes sont respectées, la relation média/lecteur devient plus grande et le chiffre d'affaire aussi.
In a city like Chicago, there are 100,000 die-hard fans,” Mather said. “That is a very lucrative subscription business. There are over 100,000 die-hard fans of Chicago teams outside of Chicago,” he added, and he says they aren’t served well. “Bleacher Report is empty calories. SB Nation is empty calories. The newspapers are doing nothing.”
Alex Mather, a co-founder of The Athletic in The New York Times : https://www.nytimes.com/2017/10/23/sports/the-athletic-newspapers.html
Aujourd'hui la promesse semble assez bien tenue, je me suis abonnés à la version d'essai pour étudier la qualité des articles, et c'est vrai qu'ils sont bons. Bien documentés, bien écrits et les informations qu'ils contiennent semblent pertinentes. Par ailleurs, le niveau d'engagement des lecteurs dans les commentaires est quelque chose qui m'a beaucoup surpris : il est très haut. En moyenne les articles passent facilement la barre des 30 commentaires et culminent parfois à plus de 200.
Mais cette qualité ne tombe pas du ciel, et pour produire de très bon article il faut de très bons journalistes. Une couverture territoriale aussi grande pour autant de sports demande un nombre de personnes sur le terrain énorme. C'est ici que le bât blesse selon moi. Comme un vautour, The Athletic à attendu l'agonie lente de la presse locale pour lui voler ses meilleures plumes. De manière analogue à la chute de la PQR dont Lola me parlait, la PQR États-unienne à vu ses rédactions se vider.
C'est à ce moment-là que The Athletic à fondu sur les "légendes locales" ces journalistes populaires stars de leurs villes. Certains d'entre eux sont plus suivis que les journaux pour lesquels ils écrivent, c'est dire. Faute de mieux, obligés de ronger leur frein dans des rédactions au ralenti, ils ont rejoint The Athletic malgré des revenus encore faibles. Les rédactions locales pour la majorité ne pouvaient plus entretenir des tels salaires, leur départ était proche. The Athletic a seulement profité de la brèche.
La réussite de The Athletic outre le fait qu'elle pointe la fin d'une certaine presse locale montre aussi qu'il est possible de faire autrement. Voici les enseignements qui me semblent bien illustrer cette réussite :
Auteurs reconnus pour leurs expertises fines des sujets traités
Formats riches et longs
Pas de news rapide
Usage de différents médiums pour s'adapter aux habitudes de consommation de l'information (par ailleurs le Monde Diplomatique le fait particulièrement bien avec ses "articles à écouter")
Nouveaux canaux : une information qui change de formes
The Athletic par sa structure est un média que l'on pourrait qualifier de décentralisé et novateur mais il conserve tout de même une interface avec son plublic relativement traditionnelle : un site portail qui donne accès à des contenus variés. À l'instar d'autres médias, on retrouve ses produits sur d'autres plateformes, comme ses podcasts ou ses vidéos. Nous pouvons concéder que ce modèle est plutôt efficace : le site sert à asseoir la marque du média, et le public retrouve facilement cette marque sur d'autre plateforme. Cette volonté de ramification à pour but premier rendre la marque plus visible et plus engageante. Ces nouveaux canaux de diffusion ne sont pas vraiment pris en compte pour la spécificité de format qu'ils apportent dans les médias traditionnels. De jeunes médias formulent pourtant de nouvelles démarches où le canal de diffusion compte autant que le contenu qu'il convoie. The Continent (affilié à Mail & Guardian) propose d'informer via les applications de chat populaires, WhatsApp et Signal, de manière hebdomadaire sur l'actualité du continent Africain. Dans l'optique d'amener l'information de manière efficace et pénétrante dans toutes les classes de populations, et afin de lutter contre la progression croissante de la désinformation, les journalistes du média l'ont conçu avec en tête l'idée d'un média simple, universel, accessible et hautement partageable. Chaque semaine paraît une nouvelle édition de The Continant : un texte d'environ 400 mots illustré, arrive sur le WhatsApp des inscrits. Aujourd'hui riche de plus de cinquante éditions le média gagne en popularité à chaque fois que l'une d'elles voit le jour portée par le haut degré de partage intrinsèque de WhatsApp. Si vous souhaitez en savoir plus sur ce média je vous recommande cet article du NiemanLab. Ce modèle de média entièrement digital, dont les neuf journalistes qui le composent travaillent à distance, montre que l'adaptation de la forme de l'information devient un enjeu capital dans le design initial d'un média. Le smartphone redéfinit bien évidemment les standards de mise en page du texte et de l'image, mais les usages en changeant aussi la forme et le rythme. Pensons aussi au threads de Twitter autorisant une narration par étapes et un partage beaucoup plus simple d'un contenu textuel. Artur Perret doctorant en sciences de l’information et de la communication à l’Université Bordeaux Montaigne, dont les recherches portent sur la manière avec laquelle nos sociétés utilisent le texte, les documents et la donnée pour produire, a récemment publié un article sur la question du PDF : L’impensé des formats : réflexion autour du PDF. Dans cet article il questionne l'hégémonie du PDF dans nos pratiques de partage du savoir écrit. Parmi les principaux problèmes rencontrés lors de l'usage de PDF il note que ces derniers sont peu pratiques lorsqu'il s'agit d'en extraire le texte ou bien encore qu'ils sont difficilement accessibles à certains publics. Pourtant, force est de reconnaître qu'il permettent de fixer la mise en page comme le dit Arthur :
C’est la pagination qui fournit le moyen de localiser les extraits et ainsi d’asseoir nos arguments. Si elle devient dynamique, alors tout bascule : une assertion comme « (Goody, 1979, p. 60) » n’a plus aucune fiabilité ; autant écrire « (Goody, 1979) », et dans ce cas-là bonne chance pour retrouver l’extrait en question. Si on ne dispose pas d’une version numérique avec fonctionnalité de recherche, ou d’un index pour nous mettre sur la piste dans l’exemplaire papier, c’est fichu. Les dépendances rhétoriques sont perdues ; l’algorithme argumentatif se bloque ; c’est tout le système de la preuve qui s’écroule.
Le rôle de la localisation dans le façonnage de nos pratiques est immense. C’est elle qui nous oblige à jongler entre les formats en fonction des étapes de notre travail : on peut lire confortablement un ouvrage au format EPUB sur une liseuse, ou bien éplucher rapidement les articles d’une revue au format HTML dans un navigateur web, mais lorsque vient le moment de citer, il faut se tourner vers le PDF (ou l’imprimé). Certains chercheurs font tout simplement une croix sur les formats à la mise en page dite adaptative, considérant que leur pratique est contre-productive
Il propose alors de se tourner vers une nouvelle unité permettant de se repérer dans des formats utilisant une mise en page qui évolue en fonction des supports. Cette nouvelle unité conçue pour la fluidité des supports numériques mène à un plus grand confort de lecture lorsqu'il s'agit d'appréhender des textes longs. L'apprentissage par les médias de nouvelles normes adapatés à la lecture sur écran change la donne et ouvre le champ à de nouvelles expérimentations. Nous sommes même témoins de l'apparition de nouveaux champs sémantique dans la manière par laquelle se définissent les médias. Tortoise par exemple se définit comme un "slow média". Même si l'idée d'un média plus en profondeur et qui prend le temps d'apporter des éclairages travaillés et politisés sur des sujets qui ne font pas parti de l'actualité chaude ("breaking news") n'est pas nouvelle, l'usage de la notion de lenteur dans leur manifeste reste tout de même quelque chose de significatif. La mue des supports et des contenus se propagent même sur les plateformes de micro contenu comme TikTok ou SnapChat, où de plus en plus de médias trouvent un relais de diffusion auprès de publics plus jeunes. En France plus de 10M de personnes sont abonnés à la plateforme Discover, et s'en servent comme un moyen d'information régulier dans leur "mix d'inofrmation". Le journal Le Monde en fait un usage remarquable par ailleurs, s'adapatent à son audience et à son époque.
Un futur protéiforme
L'époque est aux changements c'est certain. Le développement des solo journalistes montre que les lecteurices ont du temps à consacrer à une information plus en profondeur et plus proche de leurs centres d'intérêts. Les mouvements qui ont jalonnés l'actualité, accompagnés par l'ouverture d'une nouvelle suite d'outils destinés aux indépendants, ont ouvert le chemin à de nouveaux acteurs. Précédemments occultés par les grands médias, les voix de la décroissance, des luttes identitaires, des passions de niches composent plus que jamais une nouvelle galaxie médiatique. Avec eux vient aussi un changement profond des modes de consommation de l'information obligeant tous les maillons déjà établis de la chaîne à refondre leur modèle de distribution. Pour faire un média d'aujourd'hui, il faut maîtriser plus que jamais l'adaptation du fond et de la forme selon le médium utilisé et accepter la souplesse d'un fonctionnement qui n'est plus celui d'avant. Au delà d'une énième boucle de Bundle/unbundle je crois que nous allons arriver dans une nouvelle composition granulaire du champ médiatique où toutes les formes vont cohabiter. Mon côté naïf/optimiste me force à croire que de nouvelles organisations vont émerger, avec de nouveaux outils pour les structurer. Qu'elles soient mues par les technologies du WEB3.0 ou simplement par la nécessité d'une presse plus engagée. J'ai hâte de voir quelles nouvelles économies se dégageront de tout cela, ni 100% pure player, ni 100% imprimé, ni 100% textuel, avec ou sans journalistes, avec ou sans rédaction, sur Discord ou dans une salle de quartier.
Ouverture par Alexis Pellier
Merci d'avoir lu cet article jusqu'au bout. Pour conclure, et reprendre le même principe que l'article précédent, je demande un mot à une personne avec qui je collabore au quotidien sur le sujet que je suis en train de traiter. Cet article à débuté le semestre dernier lors de mon stage à la DITP, lors du quel j'ai rencontré Alexis. Voici son ouverture :
Discours sans fin, discours sans fond
La malbouffe informationnelle
A l’époque actuelle, les modes de production et de diffusion de l’information sont marqués par un paradoxe de taille. Face à la prolifération de l’information, désormais disponible en tout lieu et en tout temps, la qualité du contenu informationnel se serait dégradée. Autrement dit, la prolifération du contenu informationnel n’a pas entrainé d’amélioration qualitative comparable. Cet excès entraine une véritable cacophonie étrangement addictive dont la variété et la vacuité nous pousse à « scroller » sans but.
Cet antagonisme a un nom, un visage, et se présente sous les traits de [« l’infobésité »](https://www.larousse.fr/dictionnaires/francais/infobésité/188142#:~:text=Surabondance d'informations imputée aux,elles créent chez l'utilisateur.), définie par le Larousse comme la prolifération excessive d’informations imputée à l’information en continu et aux nouveaux supports dérivés des technologies de la communication (ex. internet, téléphones portables, réseaux sociaux). Cette surabondance entrainerait des formes de dépendance chez les utilisateurs.
La définition du Larousse apparait alors bien réductrice. Peut-on affirmer avec certitude que la prolifération du contenu informationnel est une cause en soi ? Les nouvelles technologies de la communication seraient-elles mues par une force objective et autonome ? Les conséquences de ces bouleversements se limitent-elles uniquement à l’apparition d’une forme de dépendance ?
Pour comprendre en quoi ces affirmations sont trompeuses, il faut replacer les transformations de la communication dans un ensemble plus vaste. Il faut raccorder le particulier avec le tout. A cet égard, un petit détour anecdotique nous sera précieux.
Marchandisation de l’information
Le 21 juin 2021, au soir des élections départementales et régionales, le journaliste Laurent Delahousse s’est aventuré sur une pente glissante mais intéressante. Soulignant le record de l’abstention, le présentateur à succès s’est permis une tirade polémique et auto-critique.
« Cette société consumériste, est-ce qu’elle n’a pas atteint notre système médiatique et finalement les journalistes, les rédactions et parfois les directions de rédaction qui ne sont plus dirigées par des journalistes, s’est-il interrogé en plein direct. Quand on voit sur une chaîne d’information un produit d’information considéré comme un objet de consommation, c’est-à-dire qu’il alimente l’audience, donc je l’utilise. On ne traite plus parfois les sujets qui sont essentiels pour les Français, mais ceux qui potentiellement font du public. »
Bien que cet éclair de lucidité soit plus transgressif que contestataire, il établit des liens essentiels entre le système socio-économique, ici la société consumériste, la commercialisation de l’information qui devient une marchandise, ainsi que les conséquences sociales et politiques de ces processus.
Il faut comprendre que les relations socio-économiques occupent une place déterminante dans la vie d’un être humain puis qu’elles le constituent. Pour préserver et reproduire la vie humaine, et ainsi satisfaire leurs besoins économiques mais aussi culturels et politiques, les êtres humains évoluent dans un entrelac de relations. Ces relations sont des relations de production qui font société et changent au rythme de leurs mutations. Le travail est un élément essentiel de la production et de la reproduction de ces relations qui conditionnent les façons de faire et de voir des êtres humains.
Le domaine de la production des idées n’échappe pas à cette réalité. La communication permet d’organiser les relations sociales. Lorsque les êtres humains produisent, ils communiquent, et lorsque les êtres humains communiquent, ils produisent. C’est en analysant les mutations de ces relations que nous pourrons comprendre les raisons des symptômes qui affectent le domaine de l’information et de la communication. Pour cerner les causes des transformations en cours, il est donc nécessaire de dégager les contours du capitalisme digital et du capitalisme de la séduction qui marquent le moment présent et ont été respectivement analysés par les travaux de Christian Fuchs et de Michel Clouscard.
L’essor du capitalisme digital
Dans un système productif capitaliste, les êtres humains sont obligés de vendre leur force de travail aux propriétaires privés des moyens nécessaires à la production. Les commodités ainsi produites sont vendues sur un marché avec pour objectif de réaliser un profit permettant d’accumuler du capital. Ce dernier sera à son tour réinvesti afin de poursuivre le processus d’accumulation. Le même processus d’accumulation est accompli dans le domaine politique, à travers les bureaucrates, et culturel, à travers les célébrités.
La réalisation d’un profit est nécessaire à l’accumulation du capital. Pour accomplir cet objectif, les citoyens doivent produire plus que leur rémunération. La relation objective, et non personnelle, avec leur employeur est caractérisée par l’exploitation. Le même processus est à l’œuvre dans le domaine politique et s’exprime par la dégradation de l’état de nos démocraties comme le soulignait The Economist. Enfin, ces processus se déclinent dans le domaine culturel dont la maitrise idéologique est nécessaire à ceux qui possèdent le capital pour maintenir le statut quo. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas de voix discordantes mais que le discours dominant sera tout au plus confiné à la transgression.
Dans le champ de l’information, la connaissance et la communication sont également considérés comme du capital et de la marchandise. Ces biens culturels sont vendus sur un marché avec pour objectif d’être consommés et de réaliser un profit. Il n’est alors pas question de servir les citoyens mais plutôt de se servir des citoyens comme le faisait justement remarquer Laurent Delahousse. A contre-courant d’un espace d’échanges et de co-production de l’information comme bien public appartenant aux citoyens, nous assistons à la mise en scène de la réalité comme spectacle permanent. Il ne s’agit pas de répondre aux besoins de la société démocratique, ou alors en apparence, mais de répondre à sa raison d’être économique en vendant des biens culturels à la plus large audience possible. Pour arriver à cet objectif, la stratégie la plus commune est de faire primer la forme, en privilégiant le contenu court et sensationnel, quitte à déformer la réalité ou à choisir des problématiques peu complexes. Les célébrités jouent un rôle essentiel dans ce processus et attirent à eux une audience fidèle. Il est donc inutile de blâmer « les nouvelles technologies de la communication » puisqu’elles ne sont qu’une boite à outil.
Cependant, il y a espoir ! La démocratisation des technologies de l’information et de la communication permet à de nombreux collectifs et de citoyens de se réapproprier les circuits de diffusion. En-dehors des industries de la communication et de l’information, des voix discordantes surgissent et portent parfois un regard critique mais aussi éclairé sur notre société. Les conditions de la production d’un contenu de qualité qui permette une critique constructive des processus à l’œuvre sont réunies. Pour changer l’état des choses, reste à l’être humain de prendre conscience qu’il est le seul acteur de son histoire.
Pour aller plus loin :
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